Rouge, bleu, jaune
3 couleurs dans la peinture de François Dilasser
peu importe le thème, les formes
ce qu’il faut c’est que la
répartition des couleurs qui
passe par le dessin, provoque une lumière
une émotion
qui emporte tout
la fiancée juive de Rembrandt
le cheval blanc de Gauguin
des pommes de Cézanne
un portrait de Giacometti
une peinture de Poliakoff
icône
etc
peu
importe
c’est le langage
de la peinture
qui est en cause
[François Dilasser, note pl. 03, 1986]
Parler de la peinture ?
écrire sur la peinture ?
- on peut parler des abords
- des routes qui y mènent
– sans doute
mais dire le travail
expliquer comment
une forme et une couleur se marient
tantôt c’est la forme qui dit la couleur
tantôt la couleur crée la forme
et surtout comment dire que tout
d’un coup tout cela prend vie
s’anime
comment, je ne sais pas
[François Dilasser, note pl. 74, 31 janvier 1986]
Ce projet d’exposition, cette tentative, m’a été inspiré par un passage de D. d’Antoinette Dilasser (Le Temps qu’il fait, 2003, p. 37) :
« L’espace du bas, le monochrome. Souvent des à-plats de couleur, par rapport à la figuration mouvementée du haut. La couleur, par rapport au dessin. Souvent, au travers des séries, on retrouve le souci, comment les mettre ensemble, les deux, couleur, dessin. Couleur, contour. Léonard s’arrangeait du problème en sfumant le contour. Gauguin contourait, la couleur était serrée dans le tracé. Il y a eu tout une période où D., après avoir violemment coloré, a cru ne savoir plus que dessiner. Puis, pendant un temps, des toiles où des espaces dessinés alternaient avec des bandes de hachures colorées (le titre : Horizontales). Ou encore la couleur, comme un timbre-poste dans le coin d’une toile traitée au trait. »
Quant aux trois couleurs primaires, même si l’on pense aux toiles de Barnett Newman elles-mêmes suscitées par Mondrian, leur choix est intuitif, fondé sur l’idée que la question du monochrome pouvait constituer une clef de lecture pour l’œuvre cependant que le format du présent exercice commandait lui une approche plus modeste. Au fil des catalogues, ces trois couleurs se sont imposées et ont trouvé dans une peinture des débuts de François Dilasser, L'écriture des vagues, une résonnance singulière. Dans les notes que l’artiste a laissées, la couleur n’est pas un sujet qu’il évoque hormis, brièvement, le bleu, la couleur infinie du ciel et de la mer de son horizon, de ses promenades de bord de mer. Ce qui l’occupe, c’est le rapport du dessin et de la couleur, ce qu’il va en surgir, « l’émotion que suscite la rencontre de deux couleurs » (document INA, 1987). Aussi le prétexte de cette exposition est-il de rapprocher des peintures de différentes périodes et d’essayer de préciser la place de la couleur dans l’œuvre de François Dilasser.
L'écriture des vagues (1974) est un tableau vertical divisé horizontalement au moyen de bandes traitées chacune de manière différente. Au milieu éclate une grande tache rouge, rouge que l’on retrouve en petits éléments rectangulaires festonnant deux bandes situées de part et d’autre du centre, alternant avec d’autres petits éléments semblables colorés cette fois d’un bleu franc. Au- delà, en haut et en bas deux bandes plus larges présentent elles aussi des parcelles, mais d’un jaune d’or, une « chromie » que l’on reverra régulièrement. Çà et là, de petites taches rouge, jaune, bleu, animent la toile sans ordre apparent. L’œuvre est comme une énigme, une écriture composée de l’alliance des trois couleurs et du dessin au trait noir, sur un fond gris, la mer ? Ici dessin et couleur font jeu égal, atteignent ce point d’équilibre dont François Dilasser était sans cesse en quête.
Rouge
Le Paysage rouge (1974) paraît comme le chainon manquant entre les tissus cousus (Choral, 1972) et un ensemble d’œuvres (Histoires, 1973-1974 ; Rose, rouge et noir, 1975 ; Gisants, 1978) dont la structure – dessin et motifs noirs souvent avec un cadre ou plutôt un fond noir laissé apparent à la marge – porte la couleur autant qu’elle se laisse chahuter par celle-ci. Au début des années 80, la palette se fait sourde, de l’ocre clair au plus soutenu, comme en témoigne une photo d’atelier de l’époque (http://www.francoisdilasser.fr/oeuvre/1977-1983/8). Désormais la partition du tableau est tant verticale qu’horizontale et définit des cellules habitées par des motifs, les uns identifiables, têtes, échelles, etc., les autres plus mystérieux. A la fin de la décennie, les cellules ont fait place à des cases plus régulières qui, assemblées, constituent de grands tableaux ou forment, seules, des peintures de moyennes dimensions. En rapprochant les Passage de la mer rouge et les Bateaux-feux, séries contiguës dans le temps, on note, pour la première, un titre qui apparaît après-coup et par ironie, « commandé » par la dominante rouge, et pour la seconde où le rouge est omniprésent, métaphorique, le titre désigne le sujet. Le rouge y est puissant, joyeux, synonyme de vie. Par opposition, si tant est que François Dilasser ait attaché du prix à la symbolique des couleurs, le rouge est macabre, infernal quand il sert à dépeindre les cinq ou quatre ou trois Régentes du tableau matrice de Frans Hals. Le choix du rouge interroge de la part d’un peintre qui veut comprendre abstraitement, géométriquement, une peinture qui le fascine, une vision spectrale tout en modulation de noirs tempérés de quelques gris et blanc. Le rouge sourd-il d’une analyse très fine du chromatisme, de la teinte bordeaux très foncée de la nappe ? Force est de constater que cet usage particulier du rouge embrase le tableau et le rend plus terrifiant encore que l’original.
Bleu
un peu de bleu au fond du gouffre
un peu de bleu sur tant de gris ...
gris, avec du bleu
gorgé de pluie
novembre
en me promenant
à travers champs
brume de soleil
calme nocturne
bleu dans la nuit
la fête est derrière les carreaux
[François Dilasser, notes, recherche de titres, 1973]
un bleu, un rouge
puis un orangé
c’est la lumière ... du 1er jour
[François Dilasser, notes pl. 28, 1983]
Dix années séparent Espace gris avec images bleues et rouges (1976) et Chute d'Icare (1988) caractérisés par un même bleu-gris dominant, une couleur mélancolique dont on pressent qu’elle est prise dans le paysage littoral. Structures et sujets suivent la même évolution que précédemment décrite : élargissement du ou des cadres, affirmation du sujet. A l’orée des années 2000, le bleu transmute, ou plutôt revient à ce qu’il était dans L'écriture des vagues, un bleu de cobalt, à la limite du turquoise comme dans l’ensemble Mes Baigneuses, et dans ce formidable Arbre de 1998. Un bleu qui célèbre la vie terrestre pour bientôt s’attacher à une inspiration céleste avec les Etoiles puis les Nuages. Dans ces deux séries, l’artiste se joue de la perception conventionnelle tandis que la nuée se pare de couleurs tant azur qu’outremer, bleu dans la nuit...
Jaune
Les Têtes marines, tout comme les Bateaux-feux, montrent un usage particulier du jaune d’or, du doré. Le nuage, situé en haut à droite, évoque par métonymie la voûte céleste. Ceci justifie le choix de la teinte, choix plus étrange quant à la base, comme posée au fond de la mer. On peut y voir la leçon de Gauguin, de même que dans les éclats d’or qui font scintiller la mer ; on peut y voir aussi une façon plus libre désormais d’encadrer la peinture. Antoinette Dilasser a noté avec justesse que les soubassements qui donnent leur titre à un ensemble de peintures du milieu des années 90 existaient ailleurs : dans la partie inférieure des Veilleurs, la « mer » des Bateaux-feux, la nappe des Régentes... Ces aplats qui occupent parfois plus de la moitié de la toile surprennent de la part d’un peintre dont une des caractéristiques originelles est une structure en canevas serré. Liberté et plaisir de la couleur, champ coloré en contrepoint à une perception morcelée de l’espace ? Tentons une autre hypothèse. François Dilasser confie combien parfois son expressionnisme ne le satisfait pas (12 juin 1996). Les vastes surfaces monochromes des Soubassements calment la farandole de têtes de la partie supérieure, têtes qui font leur apparition dans différentes séries de l’artiste, sous une forme ou une autre. Dans l’ensemble important des Régentes, retenons l’œuvre appartenant au musée des Beaux-arts de Bordeaux où l’or de la table, de l’arrière-plan, et l’inscription dans un médaillon à la manière de certains prophètes de Giotto dans la Chapelle des Scrovegni, dématérialisent ce portrait de groupe si cruellement humain. Et que penser du traitement baroque des quatre Régentes qui dans leur vêtement zébré se détachant sur un all-over doré, semblent exécuter une ultime danse macabre ? Les Mains, dans leur frontalité, leur brutalité même, relèvent d’une expérience inédite tant l’artiste nous a accoutumés aux sujets énigmatiques, à des tableaux cryptés. Des Mains, Jean- Marc Huitorel souligne qu’il s’agit d’un pur exercice de peinture (cat. Brest-Bordeaux, pages 58-59). La chair devient peinture au gré d’une variation chromatique sidérante, et d’une liberté toujours plus grande du peintre, François Dilasser.
Catherine Elkar, janvier 2020